Une nouvelle Grande Idée ou une affaire de gros sous ? Les Jeux olympiques d’Athènes de 2004 vus par les partis politiques grecs. 

Nous sommes le 14 août 2004. Au lendemain de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques d’Athènes, le journal de tendance conservatrice I Kathimerini titre, euphorique : « Tout était merveilleux. Nous avons fait bonne impression ». Il ajoute, dithyrambique : « La Grèce lègue au nouveau millénaire la mesure ». À l’opposé, Rizospastis, organe du comité central du Parti communiste de Grèce (KKE), dénonce une cérémonie « fantasmagorique au service de la conception dominante de la “Grèce forte” et des “grandes idées nationales” ». Cette opposition de ton et de fond au niveau de la presse est caractéristique du clivage qui traverse au tournant du XXIe siècle les partis politiques grecs sur la question des Jeux olympiques athéniens, avec d’un côté un enthousiasme grandiloquent pour ce qui est considéré comme une « affaire nationale » et de l’autre une critique acerbe d’un événement perçu comme une affaire de gros sous.

Le système partisan grec entre la seconde moitié des années 1990 et la première moitié des années 2000 prend la forme d’un bipartisme dominant. Deux partis – le Mouvement socialiste panhellénique (PASOK) au centre-gauche et la Nouvelle Démocratie (ND) au centre-droit – structurent l’espace politique, en cumulant à eux seuls environ 80 % des suffrages exprimés aux élections législatives et 90 % des sièges au Parlement. Depuis 1981, une alternance au gouvernement de ces deux organisations se produit. Concernant les Jeux olympiques, celles-ci adoptent le même positionnement : les Olympiades apparaissent comme l’expression d’une nouvelle Grande Idée, l’expression d’un nationalisme revigoré.

La gauche grecque est faible et fragmentée. Les orthodoxes du KKE et les refondateurs de la Coalition de la gauche, des mouvements et de l’écologie (Synaspimos, devenu Syriza en 2004) tiennent un discours réprobateur, en décalage avec l’air du temps enjoué par l’ivresse des Jeux revenus sur leur terre. Représentant ensemble plus ou moins 10 % de l’électorat et une vingtaine de députés sur trois-cents que comprend la Vouli, ils dénoncent un événement contrôlé par les multinationales, avec des impacts sociaux et environnementaux catastrophiques.

En septembre 1997, depuis Lausanne, la 106e session du Comité international olympique (CIO) désigne Athènes comme ville hôte des Jeux olympiques de 2004. Pour la capitale grecque, c’est une grande victoire après le revers subi sept ans plus tôt. Le CIO avait alors préféré Atlanta pour recevoir les Jeux de l’Olympiade d’or de 1996, ceux de la célébration des cent ans de leur renaissance moderne. Cent-huit ans après les jeux de 1896, la cité hellène accueille de nouveau l’événement planétaire. Dans les mois suivants la proclamation des résultats, une rhétorique bien huilée est lancée par le gouvernement socialiste de Kostas Simitis aux manettes depuis janvier 1996, reprise par l’opposition officielle de la ND : les Jeux olympiques sont une « affaire nationale » ; leur organisation est le grand défi du début du XXIe siècle, permettant de faire émerger une Grèce puissante et fière.

Ce discours s’apparente à une résurgence de la Grande Idée, qui fut l’expression du nationalisme grec entre le XIXe siècle et la défaite d’Asie mineure en 1922. Plus précisément, la Grande Idée vise à édifier une Grèce des deux continents et des cinq mers, en ressuscitant territorialement le vieil Empire byzantin. L’expression « Grande Idée » date de janvier 1844, dans un discours prononcé à l’Assemblée nationale par Ioannis Kolettis lors de la rédaction de la 1ère Constitution. Kolettis remet alors en question la distinction entre hétérochtones – Grecs nés en dehors de l’État grec – et autochtones – Grecs nés dans l’État –, que d’autres députés suggèrent d’inscrire dans la Constitution. Il soutient, au contraire, l’existence d’une unité spirituelle entre les Grecs du royaume et les Grecs de l’Empire ottoman : les autochtones, libres, doivent aider les hétérochtones, asservis. Et l’unité spirituelle doit devenir réelle, avec la conquête des territoires encore sous l’emprise ottomane. « Dans l’esprit de ce serment et de cette grande Idée, j’ai toujours vu les représentants de la nation se réunir pour décider non plus du destin de la Grèce, mais de celui de la race grecque »1 déclare, entre autres, Kolletis. La Grande Idée devient dès lors l’idéologie du jeune royaume grec, qui s’assigne une mission civilisatrice : l’hellénisation de l’Orient. Cette dernière se traduit par une véritable croisade pour la création d’un nouvel Empire grec, dont les frontières naturelles, selon un poète anonyme en 1855, devraient s’étendre au nord jusqu’au Danube et à la Mer noire, à l’est jusqu’à l’Euphrate, à l’ouest jusqu’à la Mer Adriatique et enfin seraient limitées au sud par la Mer Méditerranée. La Grande Idée demeure ainsi la source majeure d’inspiration du nationalisme irrédentiste grec jusqu’à la catastrophe d’Asie mineure.

Avec les Jeux olympiques de 2004, si elle ne prend plus la forme de velléités de conquêtes territoriales, la Grande Idée refait surface. Les Olympiades sont alors investies comme un outil de politique étrangère, un moyen de construire et diffuser à l’international un nouveau visage de la Grèce. À ce titre, on peut noter que, dès leur réapparition, il existe un lien fort entre « le grand rassemblement mondial du muscle » et le nationalisme. Déjà en 1896, le royaume hellène s’empare des Jeux pour obtenir une reconnaissance internationale et forger une nouvelle image.

Promue par le gouvernement du PASOK, la nouvelle Grande Idée ne se dirige plus vers l’Orient. Elle est résolument tournée vers l’Occident et, plus exactement, vers l’Europe. « Les Jeux olympiques », déclare le ministre de la Culture Evangelos Venizelos lors d’un débat au Parlement en janvier 2002, « sont le projet le plus organisé et le plus ambitieux de modernisation réelle du pays », ajoutant que l’entreprise est menée par « la Grèce européenne, la Grèce de l’euro et de l’Union économique et monétaire (UEM) ». Ainsi, les Olympiades sont reliées à la modernisation de la Grèce, qui est elle-même, dans la bouche des dirigeants socialistes, un synonyme d’« européanisation ». Celle-ci passe alors par la volonté d’adhésion de la République hellénique à l’UEM. Qualifiée d’« objectif stable et non négociable » par le Premier ministre, l’entrée dans la zone euro domine l’agenda politique du PASOK et est finalement réalisée le 1er janvier 2001.

Ce nouveau nationalisme sportif qui fait que les Jeux olympiques d’Athènes sont davantage « conçus comme un événement national plutôt qu’un événement civique »6 a une double destination : externe et interne. De manière comparable aux Jeux de 1896, fabriquer une nouvelle identité nationale, celle d’une Grèce moderne et européenne, « forte et fière » permettrait, selon ses promoteurs, d’élever le pays plus haut dans la société des nations, de conquérir un nouveau prestige national qui est, pour Kostas Simitis, « la vraie médaille d’or » de ces Olympiades. En interne, l’« affaire nationale » est affichée comme un moyen d’unir les Grecs dans la poursuite d’un objectif commun, désirable. Le discours gouvernemental s’acharne ainsi à démontrer que la réussite dans l’organisation des Jeux olympiques ouvrirait la voie à un avenir radieux. Ce n’est ni plus ni moins que le développement du pays qui est en jeu : accroissement des rythmes de la croissance économique, création de dizaines de milliers d’emplois dans différents secteurs (bâtiment, tourisme, transport, nouvelles technologies…), élévation des revenus, diminution du taux d’endettement public…

Dans son réquisitoire nationaliste, le PASOK trouve un allié dans le Mouvement démocratique et social (DIKKI), petite organisation fondée en décembre 1995 par des anciens cadres du parti socialiste. Aux élections de 1996, le DIKKI rassemble 4,43 % des suffrages exprimés, ce qui lui permet de faire élire neuf députés. Aux élections suivantes, en 2000, il ne parvient pas à franchir la barre des 3 %, seuil nécessaire pour obtenir une représentation parlementaire. En février 1998, au cours de la discussion du projet de loi sur l’organisation des Jeux olympiques à la commission des affaires éducatives du Parlement, l’un de ses députés, Giannis Dimaras, affirme : « De toutes nos forces, nous essaierons d’aider à ce que les Jeux Olympiques puissent se dérouler de manière à mettre en valeur à la fois l’esprit et la capacité de la Grèce moderne à pouvoir intervenir dans la politique mondiale ».

La nouvelle Grande Idée de la nation – l’organisation des Jeux reliée à la dynamique de l’entrée dans la zone euro – est partagée également par l’opposition officielle de la ND. Son président Kostas Karamanlis déclare dans une allocution au Parlement en janvier 2002 : « Les Jeux olympiques sont, en effet, une affaire nationale ». Le parti de centre-droit s’est ainsi engagé à « ranger les drapeaux partisans » et à « soutenir l’effort national, à soutenir le Premier ministre du pays ».

Le refus de battre le fer de la polémique partisane sur le sujet des Jeux ne résulte pas d’un quelconque gentlemen’s agreement entre le PASOK et le ND. Il s’explique par deux faits politiques majeurs : l’un idéologique, l’autre de tactique politique.

Premièrement, l’accord des deux grands partis découle de la forme que prend le système politique grec à partir des élections législatives de 1996. Point de rupture, celles-ci marquent la fin du bipartisme polarisé, structure dans laquelle chacune des deux forces poursuivaient des projets de société opposés, et l’avènement d’un bipartisme convergent7. Plus exactement, sous l’égide de Kostas Simitis, le PASOK opère un glissement vers le centre, abandonnant définitivement le projet de dépassement du capitalisme et acceptant l’économie de marché. Son ambition première est désormais d’ancrer durablement la Grèce dans l’Union européenne, notamment en la dotant de l’euro. Cette transformation du « nouveau PASOK » le rapproche indéniablement de la ND.

Outre cet aspect idéologique, Kostas Karamanlis repousse une stratégie d’opposition frontale aux socialistes sur la thématique des Olympiades pour une raison plus prosaïque. Il espère qu’au moment de l’ouverture des Jeux en août 2004 la ND sera aux commandes du pays. Dans cette optique, il estime que la phase de préparation des Jeux olympiques doit réussir pour qu’il en récolte les fruits une fois au gouvernement. Son calcul sera d’ailleurs exact, le parti conservateur emportant l’élection de mars de la même année. Et avant même de reprendre le flambeau au niveau gouvernemental, des membres de la ND détiennent des positions importantes qui l’empêchent d’adopter une posture trop critique. Ainsi, la fonction de maire d’Athènes est occupée entre 1995 et 2002 par Dimitris Avramopoulos (qui deviendra Commissaire européen à la Migration, aux Affaires intérieures et à la Citoyenneté entre 2014 et 2019), puis par Dora Bakoyanni (qui sera ministre des Affaires étrangères entre 2006 et 2009). En outre, avoir décrété l’événement une « affaire nationale » oblige le gouvernement Simitis à l’éloigner des batailles partisanes, en associant des membres de la ND à sa gestion. Le Comité d’organisation des Jeux Olympiques de 2004 à Athènes (Athens Olympic Organizing Committee, ATHOC) fut présidé entre janvier 1998 et juillet 1999 par Stratis Stratigis, ancien député de la ND entre 1985 et 1989, puis par Yanna Angelopoulou-Daskalaki, elle aussi députée du parti de centre-droit entre 1989 et 1993. Cette dernière, qui fut aussi la coordinatrice du Comité de candidature d’Athènes pour les Jeux de 2004, se moule elle aussi parfaitement dans le nouveau récit national tissé pour l’occasion. Dans son discours à la cérémonie de clôture du 28 août 2004, en s’adressant en grec à ses compatriotes, elle célèbre l’image requinquée du pays : « Ensemble nous avons raconté une belle histoire qui a relié les Jeux à leur histoire et a montré une nouvelle Grèce au monde entier ».

En définitive, la ND ne conteste pas sur le fond les Jeux olympiques et leur représentation nationaliste, mais émet seulement des réserves quant à la gestion de sa préparation par les socialistes, qualifiée de négligente et d’irresponsable. Le retard dans les travaux est décrié : à cent jours de l’ouverture, moins de la moitié des trente-sept équipements sportifs est terminée8. De même, la vertigineuse explosion des coûts des Jeux est pointée par Kostas Karamanlis et ses amis politiques. Alors que le budget initial s’élevait à quelque 4,6 milliards d’euros, le coût total aurait excédé les 13 milliards d’euros9 si l’on additionne la facture des installations strictement olympiques (le réaménagement du complexe olympique d’Athènes, la seconde rénovation du stade Panathénaïque déjà restauré en 1896, la construction du village olympique…) avec celle d’autres projets d’envergure, notamment de transport (le nouvel aéroport international Eleftherios-Venizelos, les nouvelles lignes de métro, l’inauguration du tramway, la construction du périphérique autoroutier athénien, le pont Charilaos Trikoupis reliant le Péloponnèse à la Grèce continentale…).

La gauche grecque nage à contre-courant des éléments de langage des formations du bipartisme et du climat ambiant d’engouement de l’opinion publique grecque. Elle s’oppose frontalement à la posture nationaliste qui transpire des prises de position du PASOK et de la ND. Pour elle, les Jeux olympiques ne sont pas une nouvelle Grande Idée, mais une affaire de gros sous. Le KKE et le Synaspismos dénoncent, en adoptant chacun sa propre tonalité et son propre langage, la contamination de l’olympisme et de ses idéaux par l’argent. Cette tendance à la marchandisation des Olympiades s’affirme depuis les années 1980 avec le long mandat de l’Espagnol Juan Antonio Samaranch à la présidence du CIO, œuvre – que d’aucuns qualifient de « révolution Samaranch » – poursuivie par son successeur le Belge Jacques Rogge en 2001

La stratégie adoptée par les deux partis de gauche dans leur rejet de l’organisation des Jeux olympiques à Athènes est également différente. Au départ, le KKE apporte un soutien critique à la candidature de la cité hellène. En janvier 1996, sa secrétaire générale Aleka Papariga déclare ainsi lors d’une rencontre avec le maire d’Athènes et le secrétaire d’État au Sport : « Indubitablement, nous sommes d’accord et soutenons la candidature d’Athènes pour les Jeux olympiques ». En avril 1997, les communistes vont préciser leur attitude. Dans un communiqué, le Comité central « considère comme un droit inaliénable de chaque peuple – et naturellement du peuple grec – de revendiquer la tenue des Jeux olympiques dans son pays, sans pour autant que cela devienne une fin en soi ». Pour être plus exact, il analyse les Olympiades comme l’une des scènes de la lutte des classes mondiale : si aujourd’hui elles sont dominées par les firmes multinationales et les forces de l’impérialisme, il est du devoir de la classe ouvrière de mener le combat pour la restauration des valeurs du mouvement olympique, celles de paix, d’amitié et de fraternité entre les peuples. D’où son assentiment à l’organisation des Jeux.

Mais assez rapidement, cette première position constructive est abandonnée par les communistes grecs, qui se lancent alors dans une condamnation sans concession des Jeux athéniens. L’opposition est alors menée sur deux fronts : d’une part, les Jeux olympiques « s’identifient aux intérêts du grand capital » ; d’autre part, la gestion de la sécurité de l’événement entraîne la mise en place d’un « État policier ».

Le premier versant de la dénonciation conduit le KKE à s’attaquer à la commercialisation des Jeux. L’esprit olympique, « antique et éternel » comme le dit l’hymne olympique, a été perverti par la recherche du profit des grandes firmes multinationales. Selon cette optique, les Jeux olympiques ont été transformés par le CIO en marchandise soumise aux lois du marché et avec des perspectives de bénéfice juteuses notamment pour les sponsors et les entreprises du bâtiment. Des milliards de dollars sont brassés, ce qui fait dire à Aleka Papariga que « la couronne d’olivier a depuis longtemps été remplacée par l’emblème de Coca-Cola ». Et si d’un côté une étroite oligarchie capitaliste profite de la marchandisation des Olympiades, de l’autre les masses populaires vont payer chèrement les pots cassés ou plutôt « le marbre ». Économiquement, elles vont subir, selon le KKE, de plus lourdes charges fiscales pour financer les travaux. Et socialement, elles essuient également des attaques contre les conditions de travail et certains acquis sociaux. C’est ainsi que les communistes grecs fustigent la remise en cause, au nom de la nouvelle Grande Idée et de la réussite des Jeux, de certaines conventions collectives de branche notamment dans le secteur de la construction en termes d’heures supplémentaires et de salaires. La conséquence en est une augmentation du nombre d’accidents du travail et des dizaines de morts de salariés sur les chantiers des Jeux olympiques12. Le 14 août 2004, Rizospastis poussera ce cri de colère : « De l’argent abondant dans les poches des entrepreneurs du bâtiment et beaucoup de sang de travailleurs pour finir à temps les travaux olympiques…».

Enfin, à l’approche du début des Olympiades, le KKE les qualifie de « Jeux Big Brother ». Sont en cause les moyens impressionnants mis par les autorités grecques pour assurer la sécurité des Jeux olympiques, dans un contexte marqué par la lutte contre le terrorisme islamiste après les attentats du 11 septembre 2001 à New-York et ceux de Madrid le 11 mars 2004. Quelque soixante-dix-mille hommes sont mobilisés ; dix hélicoptères de l’armée grecque, huit avions-radars AWACS de l’OTAN et un dirigeable planent au-dessus d’Athènes ; environ mille-deux-cents caméras de surveillance sont installées. La facture sécuritaire s’envole à 1,2 milliard d’euros13, alors même que seulement 100 millions étaient initialement prévus. De surcroît, après l’attentat de Madrid, le gouvernement grec demandera l’appui de l’OTAN sur ce dossier. Pour les communistes hellènes, la lutte contre le terrorisme est investie comme un prétexte pour étendre encore plus les mesures de surveillance et de répression de la population et du mouvement social, le zeppelin étant même dépeint comme « l’œil de Big Brother ». En plus de la question des libertés publiques, l’implication de l’OTAN, « cet organisme impérialiste, le terroriste des peuples » est attaquée par l’organisation de gauche. La souveraineté nationale serait même écornée puisqu’il y aurait ingérence de services secrets étrangers (CIA, Mossad…) dans les systèmes de sécurité étatiques.

En 1996, le Synaspismos est le seul parti opposé à la candidature d’Athènes pour les Jeux olympiques de 2004. Il estime alors que ces derniers ne devraient pas faire partie des priorités du pays en ce début de XXIe siècle, les structures économiques, sociales et étatiques n’étant pas en capacité de satisfaire aux exigences de l’organisation d’un tel événement. La Coalition de la gauche signale qu’à ce moment-là « quand d’autres parlaient de Grande Idée, nous soulignions qu’il s’agit d’une entreprise d’envergure » avec des impacts négatifs probables sur l’économie, l’environnement et le développement régional.

Une fois les Jeux attribués à la capitale grecque, le Synaspismos tente de ne pas se barricader dans une opposition systématique et de principe, qui aurait pu être la conséquence naturelle de son refus primitif. Il tente d’être, selon ses propres termes, « une force de contrôle et de critique », en élaborant des propositions alternatives visant à limiter le coût économique, social et écologique des Olympiades. On pourrait dire que le parti adhère à l’alterolympisme. Sur le même modèle que l’altermondialisme qui implique non pas une sortie de la mondialisation mais le combat pour une autre mondialisation plus juste, plus égalitaire et plus respectueuse de l’environnement, l’alterolympisme n’engage pas l’arrêt des Jeux, mais l’ambition que se tiennent d’autres Jeux. « Un autre monde est possible » proclame l’altermondialisme ; « d’autres Jeux sont possibles » scande l’alterolympisme. Ainsi, au cours d’une conférence de presse en février 2001, un journaliste pose la question au président du Synaspismos Nikos Konstantopoulos de savoir si, compte tenu des dégâts causés par les Jeux olympiques et pointés par son parti, il ne vaudrait pas mieux pour la Coalition adopter la position d’abandon par la Grèce de l’organisation des Jeux. Nikos Kostantopoulos répond alors que la question centrale est « quels Jeux olympiques voulons-nous ? » et non pas de renoncer aux Jeux.

Ces Olympiades alternatives rêvées par le Synaspismos comprennent plusieurs dimensions. Elles refusent la marchandisation et promeuvent un sport populaire et de masse. Elles rejettent le gigantisme et reviennent à la mesure humaine, ce qui permet de réduire les coûts faramineux des chantiers. Elles luttent énergiquement contre le dopage, omniprésent dans le sport de haut niveau14. Elles respectent l’environnement et cherchent un développement équilibré entre la capitale et la province. Elles se placent sur le terrain démocratique en excluant les contrôles sécuritaires par l’intermédiaire des caméras et autres technologies, les « mécanismes à la Rambo » qui façonnent une démocratie déformée et pervertie. En somme, ce sont des Jeux qui rompent avec le modèle commercial du CIO et recouvrent leur caractère sportif et culturel originel.

Parmi les dossiers dans lesquels s’investit le Synaspismos pour rendre concrète l’alternative à laquelle il aspire, figure la construction du centre olympique d’aviron et de canoë-kayak de Schinias. Pour la Coalition de la gauche, celle-ci engendre une double destruction : ce choix de localisation dégrade à la fois des écosystèmes naturels et des espaces historiques et culturels. Sur le plan environnemental, l’édification du complexe sportif menace l’écosystème déjà fragile du marais de Schinias et perturbe l’habitat naturel de plusieurs espèces animales (oiseaux et poissons notamment). Sur le plan historique, le nouvel équipement se situe sur les lieux de la bataille de Marathon, épisode de la première guerre médique qui oppose en 490 avant J.-C. les Grecs aux Perses. Et pour matérialiser la possibilité d’une autre décision, une délégation du Synaspismos se rend à la fois à Schinias, mais aussi au lac Yliki au nord de Thèbes en Béotie. Opter pour cette dernière implantation aurait le mérite à la fois de limiter les dégâts environnementaux, d’éviter l’effacement de la mémoire historique et de permettre à d’autres zones que l’Attique de bénéficier des retombées positives des Jeux olympiques.

En qualifiant les 28e Jeux de l’ère moderne d’« affaire nationale », Kostas Simitis et son gouvernement ont doublement parié sur l’avenir. Tout d’abord, en utilisant le sport comme outil d’un nationalisme de nouvelle génération, ils espéraient atteindre, sur le court terme, un unanimisme national. Les Jeux olympiques furent alors imaginés comme un moyen de faire taire les dissensions, notamment partisanes, et de parvenir à fédérer les Grecs dans l’accomplissement d’un objectif national. Ce premier pari est plutôt réussi. L’opinion publique grecque s’est majoritairement rangée derrière cette finalité de réussir les Olympiades. Ainsi, des sondages faits au début des Jeux ont mis en évidence que huit Grecs sur dix considèrent qu’ils constituent un événement important. La principale force d’opposition, la ND, a accepté les termes posés par les responsables socialistes, ne contestant que les détails de la réalisation du projet. Seule la gauche, plutôt marginalisée à ce moment-là dans l’espace politique, a révoqué le dogme de la nouvelle Grande Idée installée avec les Jeux olympiques athéniens.

Ensuite, sur le plus long terme, le PASOK visait à construire une nouvelle image de la Grèce, modernisée et, surtout, intégrée au cœur de l’Union européenne via l’adhésion à l’Union économique et monétaire. Les Jeux, le développement économique du pays et l’euro formaient, dans cet état d’esprit, un tout, un ensemble indissociable. Ce second pari, plus risqué, s’est rapidement brisé sur les rocs de la réalité socio-économique. Dès 2008, la Grèce est durement frappée par la crise financière mondiale, qui se métamorphose rapidement en crise de l’économie réelle, puis à partir de 2010 en crise de la dette souveraine. Même si l’organisation des Jeux olympiques n’est pas responsable de ces crises, son coût a eu certainement pour effet d’aggraver la situation. Mais par-dessus tout, c’est la nouvelle Grande Idée propulsée au temps des Olympiades qui s’écroule : la trajectoire européenne de la Grèce qui devait apporter croissance, emploi et prospérité s’est vite heurtée à la dépression économique, aux plans d’austérité en partie imposés par l’Eurozone en échange d’un soutien financier et d’une restructuration de la dette publique, au chômage massif, à l’émigration de centaines de milliers de Grecs…

Le 29 août 2004, la cérémonie de clôture des Jeux olympiques d’Athènes offre une large place au répertoire de la musique traditionnelle et populaire grecque. L’une des dernières chansons interprétées s’intitule « Ma mère la Grèce ». Écrite par le poète Nikos Gatsos, elle fait partie de la bande-son du film Rebetiko de 1983, qui retrace le parcours de Marika, une chanteuse née à Smyrne juste avant la Catastrophe, réfugiée à Athènes, puis émigrée aux États-Unis. Ses paroles dénoncent la Grande Idée et son hypocrisie. Le public applaudit en rythme la mélodie et les vers de Gatsos résonnent dans le stade olympique, ironiquement ou prophétiquement :

« Les grandes paroles mensongères

Tu me les as dites avec mon premier lait

Mais maintenant que le feu se rallume de nouveau

Toi tu regardes tes antiques beautés

Et dans les arènes du monde ma mère la Grèce

Tu traînes toujours le même mensonge. ».