Composée et écrite par Apostolos Kaldaras (1922-1990) en 1947, « Nuit sans lune » (« Νύχτωσε χωρίς φεγγάρι ») demeure encore aujourd’hui une chanson très populaire en Grèce. Chantée pour la première fois par Stella Haskil, elle connaît dès sa parution un grand succès. Elle a été depuis lors réinterprétée par des dizaines d’autres artistes, entre autres par Sotira Bellou, Yannis Poulopoulos, Marinella, George Dalaras, ou encore plus récemment par Dimitris Basis. En mai 1999, le magazine Diphone (Δίφωνο) l’a même désignée, à la suite d’un vote de ses lecteurs, comme la troisième meilleure chanson grecque du 20e siècle.
À la première écoute, ses paroles semblent parler d’amour, d’un amour déçu, d’un amour meurtri. Leur traduction française pourrait être :
C’est une nuit sans lune.
L’obscurité est profonde.
Et pourtant un jeune homme
N’arrive pas à dormir.
Que peut-il donc attendre
Du soir au matin,
Devant l'étroite fenêtre
Qu’il éclaire à la bougie ?
La porte s’ouvre, la porte se ferme
Avec un grand soupir.
Si je pouvais seulement deviner
Quelle peine ronge son cœur...
Νύχτωσε χωρίς φεγγάρι.
Το σκοτάδι είναι βαθύ.
Κι όμως ένα παλληκάρι
δεν μπορεί να κοιμηθεί.
Άραγε τι περιμένει
απ’ το βράδυ ως το πρωί
στο στενό το παραθύρι
που φωτίζει με κερί.
Πόρτα ανοίγει, πόρτα κλείνει
Με βαρύ αναστεναγμό.
Ας μπορούσα να μαντέψω
της καρδιάς του τον καημό.
Ici, Apostolos Kaldaras ne dit pas les choses de manière explicite. Il use du charme et de la puissance de l’image, laissant voguer notre imagination. Ou plutôt laissant la force des vers de l’œuvre conduire notre esprit dans les contrées infinies de l’imagination. Le jeu de lumière nous plonge d’emblée dans une atmosphère de chagrin et de peine. Les ténèbres sans lune de l’extérieur, que la lumière vacillante de la chandelle ne parvient guère à contrebalancer, écrasent tout. On entend aussi le grincement stressant de la porte, reflet de l’âme triste du jeune homme. Et l’étroitesse de la fenêtre semble signifier un repli vers son intérieur tourmenté.
Cette lecture tragiquement amoureuse de la chanson a d’ailleurs été celle de plusieurs autres compositeurs. Le 31 janvier 1949, dans un discours fait au théâtre d’art Karolos Koun intitulé « Interprétation et place de la chanson populaire contemporaine (rebetiko) », Manos Hadjidakis (1925-1994) aura ces mots pour « Nuit sans lune » : « l’érotisme avance et touche pleinement l’insatisfait, donnant une impression si subtile, mais intense, d'une atmosphère lourde, comme si cela présageait une inquiétude, une tempête ». Quant à Stavros Kouyioumtzis (1932-2005), il considérera cette chanson comme sa préférée, « la chanson de l’amour et de la mort. La chanson qui a marqué ma vie ».
Et pourtant, la chanson a, en fait, un vif arôme politique. Il suffit pour s’en convaincre de retracer succinctement son histoire. En 1983, dans une émission qui lui rend hommage sur la chaîne publique ERT, Apostolos Kaldaras nous apprend comment elle s’est écrite. Nous sommes à la fin 1945. La guerre civile commence à faire rage. Dès décembre 1944, des affrontements opposent les organisations de Résistance de gauche (le Front de libération nationale, EAM et l,Armée populaire de libération nationale grecque, ELAS), à l'armée britannique, soutenue par le gouvernement grec, la police nationale et une milice d'extrême-droite. Ce premier conflit s’achève officiellement avec l’accord de Varkiza en février 1945. Ce dernier prévoit la tenue d’élections en vue de la réunion d’une Assemblée constituante et la résolution de la question du régime politique – prolongement de la monarchie ou nouvelle république ? – en échange du désarmement et de la dissolution de l’ELAS. Dans un climat de terreur blanche, les forces politiques de gauche appellent à l’abstention lors du référendum qui se prononce en faveur de la restauration de la monarchie – le roi Georges II rentre en Grèce le 28 septembre 1946 –.
À la fin 1945, Kaldaras est à Thessalonique. Il se rend régulièrement chez un ami, le parolier Christos Mingos. Celui-ci réside dans le quartier de l’Acropole, tout près de la citadelle de la ville, l’Heptapyrgion ou Yedi Kule, qui est alors une prison. Des militants et sympathisants de gauche y sont incarcérés. « Un jour, raconte Kaldaras, nous avons tardé à sortir de chez Christos. La nuit était déjà tombée. Et comme nous descendions, je vois la silhouette des prisons, de l’Heptapyrgion, et c’est exactement cela qui m’a donné l’inspiration d’écrire cette chanson ».
La première version de la chanson est différente :
La nuit est tombée au Yedi.
L’obscurité est profonde.
Et pourtant un jeune homme
N’arrive pas à dormir.
Que peut-il donc attendre
Du soir au matin,
Devant l'étroite fenêtre
Qui éclaire la cellule ?
La porte s’ouvre, la porte se ferme
Mais la clef est double.
Qu’a fait le jeune homme
Pour être jeté en prison ?
Νύχτωσε και στο Γεντί.
Το σκοτάδι είναι βαθύ.
Όμως ένα παλικάρι
δεν μπορεί να κοιμηθεί.
Άραγε τι περιμένει
όλη νύχτα ως το πρωί,
στο στενό το παραθύρι
που φωτίζει το κελί.
Πόρτα ανοίγει, πόρτα κλείνει.
Μα διπλό είναι το κλειδί.
Τι έχει κάνει και το ρίξαν
Το παιδί στη φυλακή ;
Ces paroles originelles sont ouvertement politiques. Les images de l’obscurité et de la lumière dessinent clairement les contours du nouvel autoritarisme qui s’instaure dans le pays après l’occupation allemande. D’ailleurs, Kaldaras appartient à la gauche. Pendant la guerre, à Trikala, sa ville natale où est installé le quartier général de l’Armée populaire de libération nationale, il se rallie à l’ELAS. « Nous les aidions, dit Kaldaras. Nous trouvions des hébergements, nous collections du blé des villages pour le combat, nous organisions des représentations de théâtre (j’étais souffleur), nous gardions les entrepôts. On faisait ce qu’on pouvait ».
Cette première version ne passe pas le couperet de la censure. Le gouvernement, par l’intermédiaire de la commission de la censure, l’interdit, ce qui conduit Kaldaras à remanier le texte.
Une chanson-jalon dans l’histoire du rebetiko
Malgré sa transformation forcée, « Nuit sans lune » est un triomphe retentissant. Ses deux dimensions – socio-politique et d’amour – y contribuent grandement. Côté politique, la guerre civile, qui fera au total plus de 200 000 morts (dont 150 000 civils) se poursuit jusqu’en 1949. L’issue du conflit tourne à l’avantage des partisans de la monarchie, regroupés sous l’étiquette « nationaliste » (εθνικόφρονας), notamment grâce à l’intervention des États-Unis, qui supplantent le Royaume-Uni défaillant. Washington entre en scène dans le contexte de début de guerre froide, après l’annonce de la doctrine Truman d’endiguement du communisme en mars 1947. Devenue un poste avancé dans la lutte du monde « libre » contre le bloc socialiste naissant, la Grèce bénéficie de l’aide militaire et financière des États-Unis, ce qui engendre l’euphorie de la droite : le journal conservateur Kathimerini écrit que « les Grecs mangeront désormais avec des cuillères d’or ». L’appui américain, couplé avec l’interruption du ravitaillement de la guérilla communiste suite à la brouille entre Tito et Staline en juin 1948, provoque la défaite finale des insurgés en octobre 1949.
En quelque sorte, la composition de Kaldaras devient la chanson du vaincu, politiquement ou amoureusement. Et c’est sûrement ce dernier point, le chagrin amoureux, qui en fait une chanson-jalon dans l’histoire du rebetiko, une œuvre populaire intemporelle, qui a su vaincre le temps.