« Dans un bateau à vapeur » : une chanson qui nous vient des îles Ioniennes (ou Heptanèse), un archipel situé en Grèce occidentale. Elle appartient aux cantates, un répertoire musical particulier de ces îles, mélange de musicalité italienne et d’éléments grecs. Son rythme enjoué nous ferait presque oublier ses paroles graves, qui parlent de déportation et de pendaison. Pour les comprendre, un petit détour historique est nécessaire.
Σ ένα παπόρο μέσα
όλοι μέσα όλοι μέσα
σ ένα παπόρο μέσα μας εμπαρκάρανε.
Γαλέτες παξιμάδια, γαλέτες παξιμάδια
γαλέτες παξιμάδια μας ετρατάρανε.
Ρεφρέν
Ζάκυνθος, Κέρκυρα
δεν θα σας ξαναδώ.
Ωραία μου Κεφαλονιά δεν θα σε ξαναδώ.
Κ ένας Κεφαλλονίτης κι ένας Κεφαλλονίτης
Κι ένας Κεφαλλονίτης απ' την Αγιά Ευφημιά.
Τα ρούχα του γυρεύει, τα ρούχα του γυρεύει
τα ρούχα του γυρεύει, δεν τά βρε πουθενά.
Ρεφρέν
Καπέλο κροκιδένιο, καπέλο κροκιδένιο
καπέλο κροκιδένιο και ντρίλινο βρακί.
Πιστόλα καλαμένια, πιστόλα καλαμένια
πιστόλα καλαμένια και βέργινο σπαθί.
Ρεφρέν
Στην Κέρκυρα μας πάνε, στην Κέρκυρα μας πάνε
στην Κέρκυρα μας πάνε, να μας κρεμάσουνε.
Μα εμείς θα τραγουδάμε, μα εμείς θα τραγουδάμε
μα εμείς θα τραγουδάμε ώσπου να φτάσουμε.
Ρεφρέν
Dans un bateau à vapeur
Tous dedans, tous dedans.
Ils nous ont embarqués dans un bateau à vapeur.
Des galettes, des biscottes, des galettes, des biscottes,
Ils nous ont servi des galettes, des biscottes.
Refrain
Zante, Corfou
Je ne vous reverrai plus.
Ma belle Céphalonie, je ne te reverrai plus.
Et un Céphallénien et un Céphallénien
Et un Céphallénien d’Agia Effimia.
Il cherche ses vêtements, il cherche ses vêtements
Il cherche ses vêtements, mais ne les trouve nul part.
Refrain
Un chapeau en lin, un chapeau en lin
Un chapeau en lin et un pantalon en coton.
Des pistolets en roseau, des pistolets en roseau
Des pistolets en roseau et une épée en verge.
Refrain
Ils nous mènent à Corfou, ils nous mènent à Corfou
Ils nous mènent à Corfou pour nous pendre.
Mais nous, nous chanterons, mais nous, nous chanterons
Mais nous, nous chanterons jusqu’à ce que nous arrivions.
Refrain
Les îles Ioniennes : entre Occident et Orient
Les îles Ioniennes occupent une place singulière dans l’espace grec. Elles sont une sorte de pont entre l’Occident et l’Orient. Dès 1383, la République de Venise prend pied dans l’Heptanèse en conquérant Corfou. Au 16e siècle, elle étend progressivement sa domination sur tout l’archipel, excepté Leucade qui ne sera libérée du joug ottoman qu’en 1684 par Francesco Morosini (qui deviendra doge de Venise de 1688 à 1694).
La domination vénitienne prend fin en 1797, quand la Sérénissime est vaincue par Napoléon Bonaparte, alors général aux ordres du Directoire révolutionnaire français. La France s’installe alors dans l’Heptanèse. L’archipel est intégré à la République française sous la forme de trois départements (jusqu’en 1802). Les idées révolutionnaires, et notamment les principes de liberté et de souveraineté nationale, s’y diffusent, tout particulièrement dans les hautes classes de la société ionienne. Mais dans le contexte des guerres napoléoniennes, les Français sont chassés en 1810 par les Anglais.
Après la défaite napoléonienne, la conquête anglaise est confirmée en 1815 par le traité de Paris. Celui-ci transforme les îles ioniennes en protectorat britannique. Il s’agit d’un État autonome, sous l'appellation officielle « États unis des îles ioniennes », représenté à l'extérieur par le roi d'Angleterre. En 1817, il est doté d’une Constitution, qui établit des institutions locales. Ainsi, un parlement bicaméral, composé de l’Assemblée et du Sénat, détient le pouvoir législatif. Le pouvoir exécutif reste dans les mains des Anglais : représentant de la puissance protectrice, le Commissaire de la République des îles Ioniennes dispose d’un droit de veto sur les décisions parlementaires, ce qui lui vaudra le surnom d’« avorteur ».
À partir de 1832, la donne change. Conséquence de la révolution de 1821, un premier État grec indépendant est établi. Le royaume de Grèce s’étend alors sur une petite superficie territoriale, comprenant l’Attique, le Péloponnèse, Eubée une partie de la Grèce centrale jusqu’à Lamia environ. Dans l’Heptanèse, l’impact est énorme. Pour la première fois, un espace libre, appartenant pleinement et entièrement aux Grecs, existe. Cela permet le développement d’une nouvelle politique vis-à-vis de la puissance protectrice britannique et notamment la revendication de l’Énosis, le rattachement des îles Ioniennes à la Grèce.
Dans le cadre du régime politique accordé par les Anglais, prend essor un système partisan local. Trois partis se forment. Les partisans du protectorat anglais représentent socialement l’aristocratie ionienne et les propriétaires terriens. Collaborateurs du colonisateur britannique, ils sont désignés par leurs adversaires par le surnom dépréciatif d’« infernaux ». Deuxième organisation, les réformateurs croient que pas à pas, progressivement, les îles parviendront à la fois à la justice sociale et à l’union avec la Mère Patrie. Enfin, parti le plus dynamique et fortement influencé par l’esprit de la Révolution française, les radicaux militent pour l’Énosis ici et maintenant et pour un ambitieux programme de réformes sociales.
Sous la pression des radicaux, les Anglais cèdent du terrain. En 1848, la liberté de la presse est consacrée. Reconnue comme langue officielle dès la fondation des États unis des îles ioniennes, la langue grecque finit par être utilisée à partir de 1852. Le suffrage universel masculin est également instauré.
La revendication de l’Énosis s’exprime à la fois au niveau parlementaire et sur la scène des mobilisations populaires. En 1850, les radicaux soumettent à l’Assemblée une motion proclamant l'union avec la Grèce. De nombreuses insurrections émaillent la période de l’anglocratie. La résistance populaire prend un double visage, à la fois celui d’un combat pour la libération nationale et de luttes sociales pour l’amélioration des conditions d’existence des plus pauvres. Les insurrections sont noyées dans le sang par le colonisateur.
Les îles Ioniennes sont donc en ébullition, ce qui met la puissance protectrice dans une situation très délicate. L’année 1862 marque un tournant dans la façon dont la Couronne britannique oriente sa politique protectorale. La question du régime resurgit dans le royaume de Grèce. Une révolution aboutit au renversement du roi Othon, premier monarque du pays. Celui-ci est contraint de fuir la Grèce, avec son épouse la reine Amélie, à bord d’un navire de guerre britannique. Une nouvelle dynastie, celle des Glücksbourg, s’installe à Athènes. En octobre 1863, Georges Ier, Roi des Hellènes, prête serment. Désormais, Londres pèsera sur la politique intérieure grecque par l’intermédiaire du nouveau trône.
Les changements en Grèce, combinés à l’état d’effervescence du peuple ionien, amènent au rattachement de l’Heptanèse à la Grèce le 21 mai 1864.
Une chanson de résistance
La chanson « dans un bateau à vapeur » s’inscrit dans cette histoire. Il est très probable qu’elle soit reliée à l’insurrection de Céphalonie de l’été 1849. Le Printemps des peuples, que connaît une grande partie de l’Europe entre février et juillet 1848, souffle aussi sur les îles Ioniennes. Les radicaux secouent le joug britannique. À Skala, village sur l’île de Céphalonie, une révolte éclate, mélange de revendications nationales (l’Énosis) et sociales (la lutte contre l’exploitation des paysans et des couches populaires par les nobles et les Anglais). Elle s’étend sur l’île. La réponse de la puissance protectrice est cinglante. Le commissaire de la République, Henry Ward, décrète l’état d’urgence et réprime le mouvement. Les meneurs sont arrêtés et déportés à Corfou, capitale de l’État.
Le bateau à vapeur de la chanson est donc celui des Anglais, qui est utilisé pour transporter les insurgés. La suite des paroles est ironique. Les gardes anglais « régalent » les prisonniers « de galettes » et « de biscottes ». Les conditions de détention sont donc dénoncées, pour un trajet aussi petit que celui entre Céphalonie et Corfou. Dans le même ordre d’idée, les armes des révoltés sont présentées comme artisanales, face à la puissance militaire de la Grande-Bretagne. Toujours dans le sarcasme, le peuple ionien dispose de pistolets en roseau et d’épées en verge... Le navire mène les condamnés à l’échafaud. Ceux-ci décident, néanmoins, de résister en chantant jusqu’au bout.
De compositeur et de parolier inconnu, « dans un bateau à vapeur » appartient au répertoire désormais classique des cantates de l’Heptanèse. La chanson prend sa source dans l’esprit populaire grec, un esprit de liberté, d’indépendance et de lutte.